Il a mis toute sa terre dans ses vers. Oh, pas à la façon des journalistes, des reporters, des photographes, et de ceux qui écrivent dans la réalité, qu’ils disent. Il a mis toute sa terre, l’ayant au préalable broyée soigneusement sur son cœur et réduite en fine poudre d’or, en sève et en fumée de brume, pour qu’il puisse en composer en toute liberté une terre qui sera valable pour toute la terre. De sérieux alpinistes ont beau prétendre qu’il n’y a pas de hêtres à Mantoue et même fort loin de Mantoue et que, cependant, le menteur a écrit sub tegmine fagi. Non. Ici, il a mis les murs enfumés des fermes des collines, là les saules rouges, là les plaines lombardes, là les vieux hêtres que les alpinistes ne voient qu’à partir de 1 100 mètres d’altitude ; il les a mis à côté de son Mincio frangé de roseaux, et c’est lui qui a raison. Car on n’attendra pas la découverte de l’Amérique pour être généralement ému de ces paysages sans réalité géographique ; mais quand on aura découvert l’Amérique on en sera bouleversé jusque par là-bas au-delà du Michigan. Et l’autre qui s’obstine au nom de la raison et d’on ne sait quoi de scientifique à prétendre que les hêtres ne poussent qu’à partir de 1 100 mètres. Non mon ami ! Sub tegmine fagi où que je sois, même au fond de la fosse des Kouriles. Voilà la poésie ! Ainsi autour de cette neuvième et de cette première églogue qui sont le centre des Bucoliques, il passe trois ans à mettre des hêtres, des bergers, des chevreaux, des fromages, du lait, du miel, des eaux claires et des vents légers dans le tumulte qui déchire son pays.
Mais sa santé ne s’améliore pas. Les écharpes de brouillard sont mauvaises pour la gorge et ses poumons souffrent à respirer les vents du Tyrol qui descendent du lac de Garde. Il va à Rome, puis, très vite, rejetant la vie mondaine qui l’ennuie, il descend jusqu’à Naples et partage son temps entre la ville et sa villa près de Nole. C’est là qu’il va projeter et écrire les Géorgiques. Il a la paix et il a emporté une tête pleine du pays cisalpin. Au surplus, il se met à lire tout ce qui a été déjà écrit sur ce qu’il veut écrire. Soit qu’il passe ses après-midi sur sa terrasse, ou qu’il marche par les sentiers rocailleux, ou bien, tout au long des matinées pendant lesquelles il monte en promenant à travers l’étagement des vergers d’oliviers, il lit sans arrêt : Les Travaux et les Jours, d’Hésiode, L’Histoire des animaux, d’Aristote, L’Histoire des plantes, de Théophraste, les traités d’astronomie d’Ératosthène de Cyrène, Les Phénomènes, d’Aratus de Soles, Les Mélissurgiques et Les Géorgiques, de Nicandre et La Maison rustique, de Cicéron. Il ne cherche pas des richesses dans ces livres, il est plus que tous riche de sa sensibilité extraordinaire et de cette immense Lombardie toute repliée en lui-même depuis son foie jusqu’à sa tête, avec ses ruisseaux, ses rivières et son fleuve englués de prairies, de vergers et de labours comme un nœud de serpent embrouillé d’herbe et de terre. Il veut donner une œuvre parfaite et il se renseigne simplement sur la technique. Enfin, il se met au travail. Chaque matin il compose un grand nombre de vers. La plupart du temps il les dicte pendant qu’il marche pieds nus sur de grandes dalles vernies au centre desquelles alternent en émail de petits canards verts, des poissons jaunes, des oiseaux blancs et des boucs noirs. Il se laisse emporter par le rythme qui porte ses pieds du canard à l’oiseau, du poisson au bouc, du jaune au blanc, du noir au vert, du jaune au canard, du noir à l’oiseau, de l’un à l’autre sans arrêt et sans jamais poser le pied sur le quadrillage qui marque le joint des dalles. S’il fait beau, si le vent de la mer ne peut pas troubler le scribe, c’est sur la terrasse qu’il dicte, s’en allant pas à pas, dans son long et son large, sur une mosaïque de combats mêlés de dieux, appuyant le pied tantôt sur les plumes d’un casque, le bouclier de Mars, le hérissement d’un char, le ventre de Vénus, le charnier des vaincus où le sang est figuré par de l’argile cuite. Au rythme de son pas, ses yeux tour à tour peuvent voir les bosquets de lauriers et les buissons de roses, les cyprès qui descendent en file indienne jusqu’à la mer, et très loin, là-bas, dans les hauteurs de l’horizon, l’échine dorée des îles qui déchirent les vagues noires. Ainsi, par le pas et le regard, il se mêle au rythme du paysage et des légendes qui s’y accordent. Aussitôt après le repas de midi il renvoie le scribe et reprend le texte écrit dans un corps à corps plus serré. Il condense, résume, donne de l’éclair aux images, parfait ce qui est fait et songe plus avant. C’est le moment où, poussant la porte du jardin, il fait claquer ses sandales dans les chemins. Tout le long de ses promenades, il ne cesse de lécher son ours, comme il dit.