Lire c'est comprendre. Comprendre c'est fabriquer du sens.
Il vous est sans doute arrivé d’entendre, lors d’une exposition de bonsaï, les commentaires de visiteurs absolument néophytes. Leurs réactions vous ont semblé très éloignées des vôtres. Un shari est perçu comme un défaut, une forme en cascade peut laisser dubitatif, un arbre sans feuilles ne représente que peu d’intérêt voire aucun. Vous vous rendez compte que le spectateur non averti ne comprend pas les intentions des auteurs comme vous le faites, il ne lit pas l’arbre avec les mêmes connaissances dont vous faites preuve. Et vous avez l’impression qu’ils passent à coté d’éléments importants à vos yeux.
C’est qu’il en est des bonsaïs comme d’autres œuvres d’art : on les lit avec les représentations qu’on a. Or si on interroge les gens sur leurs représentations des arbres on se rapproche plus ou moins de ça :
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Ces représentations proviennent d’une lecture globale et stéréo-typique des arbres. Le terrien moyen connaît des grandes catégories de formes (feuillus et « sapins ») qu’il voit agencées en masse foliaire, branches, tronc et parfois racines. Pour lui, les arbres sont généralement composés de ces 3 ou 4 parties et ils sont érigés, il montent vers le ciel. Cette vision sommaire provient à la fois d’une observation réduite (l’arbre en ville) et d’une difficulté à observer (Jean Dubuffet (1)).
Un amateur averti de bonsaï possède une toute autre approche parce qu’il sait ce qu’est une zone de combat, parce qu’il a vu (même en photo) un genévrier pousser dans une falaise, un épicéa couché reprendre verticalement à partir de ses branches, un chêne foudroyé etc. Riche de ces connaissances il sait retrouver cette incroyable diversité dans la plante qui pousse dans un pot. En reconnaissant une forme battue par le vent il met en œuvre, comme le néophyte, une lecture globale de l’arbre avec une différence de taille : Il a plus de références.
Par ailleurs, il est aussi en capacité de pratiquer une lecture syllabique des arbres. Discerner un shari ou un jin, repérer un ori, déchiffrer l’ordonnancement des branches sur le tronc, évaluer l’inclinaison/la droiture d’un tronc, percevoir la position de l’arbre dans le pot, tout ces éléments et d’autres encore lui permettent de reconstruire ce qui serait « une phrase » qui caractérise l’arbre. Il y a une grammaire pour cette construction. Plusieurs mots juxtaposés ne font pas encore une phrase, aussi beaux soient-ils pris séparément.
Beaucoup de débats que j'observe autour de l'évaluation d'un bonsaï se réduisent malheureusement à ces règles grammaticales, qu'elles soient héritées du Japon, qu'elles soient empruntées à l'esthétique occidentale ou simplement inventées par les auteurs (il y en a qui osent tout !).
Mais le véritable enjeu dans la valorisation d’un bonsaï est ailleurs comme on va le voir.
Riche de ces deux angles d’attaque (global – syllabique) notre connaisseur déchiffre un bonsaï. Mais peut-on dire pour autant qu’il l’a lu ? Peut-on dire qu’il a fabriqué du sens ? On sait très bien qu’un enfant de 8 ou 9 ans peut déchiffrer honorablement quelques vers de Verlaine, par exemple. Mais que signifient-ils pour lui ? Ces vers n’ont de valeur que si, d’une part, il a l’idée de les rattacher à quelque chose et que, d’autre part, ces choses existent dans son esprit et soient en nombre suffisant pour faire des choix pertinents. C’est de l’évocation de ces liens, de cette mise en relation, que peut naître le sens et… l’émotion. Autrement dit c’est en reliant ce qu’il a lu à son vécu ou sa mémoire que cet enfant va donner du sens à la poésie.
Ce qui correspond au vécu pour un enfant n’est autre que sa culture pour un adulte. Lire un bonsaï c’est donc aussi mettre en œuvre sa culture, quel qu’elle soit. Et cela pose problème dans la mesure où nous ne sommes pas tous égaux dans ce domaine. Nos acquis culturels sont très variables en fonction de nos origines géographiques ou notre milieu social.
Que signifie alors l’avis du jury lors d’un concours de bonsaï dans le cadre d’une exposition ? Pas plus que la nomination à un prix littéraire (l’argent mis à part). Quand un écrivain digne de ce nom rédige un roman il exprime sa vision, ses ressentis et il ne peut qu’espérer une rencontre avec un lecteur, c’est à dire tomber sur le bouquineur qui réussira à utiliser son livre comme un levier pour jouir. Fabriquer du sens est jouissif, assurément.
A l'instar de l'écrivain, le bonsaï-ka propose des clés pour interpréter son œuvre, pour la traduire dans le monde intérieur du spectateur. Un arbre n'est ni bon, ni beau, au mieux il envoie un message. L'appropriation du message est ensuite le résultat du hasard : il tombe en terrain d'autant plus fertile que la culture du spectateur est ouverte et étendue.
Tout comme l'écrivain, le bonsaï-ka jette une bouteille à la mer. Bien refermer le bouchon est important mais ne devrait pas constituer l'essentiel.
(1) "Ce qui est utile c’est d’apprendre à regarder les choses et non pas à se casser la tête à en trouver toujours de nouvelles sans faire aucun progrès dans l’art de les regarder.
A mesure que l’on fait du progrès dans ce sens on prend conscience du caractère de profusion des choses qui s’offrent au regard et l’idée d’en augmenter le nombre apparaît de plus en plus oiseuse."
J. Dubuffet